[131]LA PHILOSOPHIE DE L’ÉTRE D’APRÉS LE „BENIAMIN MAIOR” DE RICHARD DE SAINT-VICTOR
La dissertation traite da la métaphysique de Richard, découverte dans ses ouvrages théologiques et mystiques, et spécialement le „Beniamin Maior” (PL 196 c 63 — 202).
Découvrir une métaphysique ou dans un sens plus large une philosophie de l’être dans l’oeuvre de Richard, c’est donner une réponse positive tout d’abord à la question, si Richard est oui ou non un philosophe. Cette réponse qui s’impose en tout premier lieu n’est cependent que la solution d’un problème secondaire.
Le problème principal de notre dissertation peut être formulé en thèse suivante: la théorie de la contemplation chez Richard s’appuie sur un système métaphysique; ce systhème considéré du point de vue de sa terminologie et de sa structure est néoplatonicien. Son contenu doctrinal cependant révèle une conception nouvelle et indépendante. On arrive à s’en convaincre par l’analyse des idées de Richard, par l’examen de l’origine de ces idées, et par la comparaison avec d’autres systèmes connus par lui.
A ce problème principal d’autres questions de moindre importance viennent se rattacher:
a) Quelle est la position de Richard dans le développement des problèmes qu’il a traités? Quel est son apport personnel à la philosophie médiévale et spécialement à la science du XII siècle?
b) Quelles sont les solutions nouvelles apportées par la thèse de cette dissertation à la discussion sur Richard? Quelles constatations nouvelles apporte-t-elle à l’histoire de la philosophie et dans ce domaine à la science moderne?
Les questions secondaires trouvent leurs réponses dans la solution du problème principal de la dissertation. Ce problème [132]principal est donc à la fois central, et c’est lui qui commandi plan de l’ensemble du travail.
Plan de la dissertation:
Introduction
(Problèmes discutés au sujet de Richard).
I. Problèmes généraux:
1) Découverte de la conception de la réalité chez Richard
a. Analyse de la définition de la contemplation
b. Arguments en faveur des résultats de l’analyse
2) Structure de la réalité:
a. Analyse des choses existantes.
b. Principes déterminants les relations entre les choses
3) Conception de la structure de la réalité dans ses conditionnements historiques.
a. Les influences subies par Richard.
b. Rapports entre les idées maitresses de Richard et les thèses principales des systèmes philosophiques connus par lui.
II. Problèmes spéciaux:
1) Les êtres matériels.
2) Les êtres composés de matière et d'esprit.
3) Les êtres spirituels.
Conclusion.
Problèmes discutés au sujet de Richard.
La présente dissertation sur la philosophie de l’être chez Richard s’attaque aux problèmes qui se sont précisés dans les discussions précédentes à son sujet. On peut les réduire à trios principaux. E. Kulesza dans son travail sur la contemplation mystique chez Richard (1931) réunit ces problèmes et essaie de leur donner une solution. Il discute notamment avec J. Ebner, lequel, selon Kulesza, trahit en beaucoup de points la pensée de Richard, La discussion porte sur le problème aperçu par Kulesza, que 1) Richard dans le Beniamin Maior ne parle pas de degrés de contemplation, mais de différentes espèces d’objets contemplés, 2) qu’il n’est pas permis de soumettre des texstes traitant d’ascèse et de mystique à un examen historique et philosophique, [133]3) que Richard ne s’est jamais occupé de philosophic Les deux derniers problèmes sont résolus du moment que le problème des objets contemplés reçoit une réponse positive. Le problème des objets contemplés constitue par conséquent le problème principal de notre travail. Les réponses éventuelles aux autres questions susdites dépendent de lui.
Quant au problème principal, il faut avouer que limportance de la question des objets contemplés dans la philosophie de Richard n’a pas été suffisamment remarquée. S’il s’agit des positions d’avant 1931, on trouve le problème des degrés de contemplation en plus de J. Ebner, déjà mentionné, par exemple chez R. Pourrat, K. Michalski, F. Hugonin, P. Andres ainsi que Thomas d’Aquin. Après la publication du travail de E. Kulesza. F. Cayré, J. Kleinz mentionnent les objets contemplés. Mais par exemple pour R. Lenglart, J. A. Robilliard. J. Châtillon, il est indifférent s’ils parlent d’objets contemplés ou de degrés de contemplation.
La question de la légitimité d’un examen historique et philosophique des textes ascétiques et mystiques de Richard n’a pas été discutée. Par contre, le problème de Richard philosophe a été traité et résolu: en sens négatif par E. Hauréau, E. Kulesza, en sens affirmatif par exemple par E. Hugonin, Cl. Baeumker, Th. Heitz. G. Grunwald, A. Dempf, J. Bernhart Beaucoup d’autres travaux du domaine de l’histoire de la philosophie et de la théologie, et spécialement les manuels adoptant une position moyenne.
Découverte de la conception de la réalité chez Richard.
Dans son Beniamin Maior Richard expose sa théorie de la contemplation. Selon lui la contemplation est de deux espèces:
1) c’est une opération de l’intelligence humaine, laquelle s’effectue de cette manière: l’intellect pénètre librement les choses qui lui indiquent Dieu, parce qu’en elles Dieu révèle sa Sagesse (PL 196, c 67 D, c l93 B).
2) c’est une opération de Dieu dans l’homme. L’homme ne fait que la recevoir passivement (PL 196 cl78 CD c78 B cl679 et 168D C188B).
Richard ne développe pas sa pensée sur ce second mode de contemplation.
[134] Son attention se concentre uniquement sur la contemplation où l’homme a de l’initiative. Il enseigne que dans l’acte de penetration cognitive des choses l’esprit connait et admire à la fois. L’admiration est l’oeuvre de l’amour. C’est lui en effet qui cherche Dieu en utilisant l’intellect, lequel découvre dans les choses ce qui en elles manifeste Dieu. L’amour est donc l’élément actif dans l’homme. Cet amour fait que l’intellect humain, qui est passif, entre avec la chose en un contact cognitif et admiratif à la fois. L’intelect perçoit alors que la chose n’est pas encore la plénitude de la Sagesse et de l’Amour qu’il cherche. L’amour fait alors que l’intellect, après cette première constatation, se tuorne vers une autre chose pour examiner si cette chose est la plénitude, quel’amour cherche.
L’étude d’une telle théorie de la contemplation force à admettre que la théorie est organiquement liée à un système métaphysique, constitué par un ensemble de jugements sur l’être, considéré du point de vue de ses raisons les plus profondes. La relation de l’homme à Dieu, qui est essentielle dans la théorie de la contemplation, ne peut être précisée d’abord et ensuite réalisée que lorsque l’intellect a pénétré par la connaissance tout ce qui est connaissable. Ce rapport de dépendance qui relie le succès de la contemplation à la connaissance des choses, montre, que les thèses sur la contemplation s’appuient sur des thèses ayant pour objet la réalité. Or, pour Richard, la réalité non seulement existe. Il connaît aussi le mode de cette existence. Il sait que toutes les choses indiquent Dieu par leur nature même. Il est donc conscient de leur structure et de la fin pour laquelle elles existent. En distinguant les sensibilia, intelligibilia, intellectibilia (PL 196 c72D). Richard constate l’existence d’un ordre hiérarchique des choses. En le constatant il doit également se rendre compte, quelles sont les raisons de cet ordre, et par cela même connaître les raisons explicatives de la structure de la réalité, prise dans sa totalité aussi bien que dans les êtres particuliers, qui le composent.
Les thèses formulées ci-dessus ne sont pas seulement des propositions déduites de la théorie de la contemplation et constituant des thèses explicatives postulées par cette théorie. Les thèses de la métaphysique de Richard ont été établies en partant de l’analyse de la définition de la contemplation et on s’appuyant sur [135]toute la théorie de l’acte de contempler. Car c’est surtout la définition de la contemplation qui signale l’existence des choses ainsi que les rapports entre elles. Et parce que le Beniamin Maior est plutôt une interprétation de la définition, la collation des textes de Richard expliquant sa théorie de la contemplation a permis d’établir, qu’une telle théorie de la contemplation n’est compréhensible et justifiée que dans le cas où l’on admet la proposition: les idées de Richard s’appuient sur des thèses de métaphysique. Ces thèses ne sont pas tant formulés explicitement qu’elles sont présupposées par Richard. Mais elles ne le sont pas d’une telle manière, qu’il faille spécialement les deviner. L’analyse, en effet, du Beniamin Maior montre que ces thèses sont mêlées aux considerations sur la contemplation des choses dont la connaissance constitue le moyen de parvenir jusqu’à Dieu.
La contemplation est un acte de l’intellect (PL 196 c91C c67B c l07D). C’est donc une vue des choses une et subjective. A la lumière de cette constatation les énoncés de Richard sur les dégrés de la contemplation doivent nécessairement concerner les objets contemplés. Richard énumère ces objets et les classe en trois groupes (PL 196 c720D). Ce classement en groupes manifeste le principe d’ordre. Or l’affirmation de l’existence des objets contemplés et la constatation de l’existence d’un ordre entre eux c’est en fait l’affirmation d’une conception de la réalité qui constitue une vraie philosophie de l’être.
Structure de la réalité.
L’esprit qui contemple c’est tout à la fois l’intellect qui connaît et l’amour qui collabore avec lui. L’amour conditionne l’admiration, essentielle à la contemplation, laquelle est une connaissance admirative.[1] L’intellect donc et l’amour connaissant succesive[136]ment les choses: les matérielles d’abord, puis les notionnelles, puis les spirituelles et enfin les divines (PL 196 c 70D c l36D c 72C c 73D c 94D c l36BC c l39A): Cet ordre de succession des connaissances est obligatoire pour atteindre Dieu (PL 196 c 89D c l98BC). On voit clairement par là que la position de Richard en philosophie de l’être est le réalisme ontologique et critique. Richard ne discute pas la question de l’existence des choses en dehors du sujet. Ce sont pour lui des substances autonomes, au sens pluraliste, reliées à Dieu par un rapport causal. À l’homme elles se rapportent par la finalité et le sens de leur existence: elles existent afin d’être pour l’homme ce que Richard appelle du nom de spectaculum, c’est-à-dire qu’elles doivent lui révéler Dieu. Car l’esprit de l’homme n’atteint Dieu par la connaissance qu’en s’appuyanl sur ce qui est visible et intelligible comme signe de Dieu. Il remonte ainsi l’échelle des spectacula de plus en plus parfaits, en y découvrant la trace de plus en plus intenssifiée de la divine Sagesse. Puisque l’idée de spectaculum s’applique à tous les êtres, aussi bien les matériels que les spirituels, il faut dire qu’il appartient à leur nature de faire connaître Dieu. Ils sont la trace de la Sagesse de Dieu et cette trace peut être connue. La propriété des choses qui fait qu’elles peuvent être saisies par l’intellect comme ce qui lui montra Dieu pourrait être appelée leur intelligibilité. C’est suivant qu’elles sont plus ou moins traces de Dieu que les choses sont réparties en groupes. Elles sont ou bien sensibilia, ou bien intelligibilia, ou bien intellectibilia. Etant donné que la propriété principale des choses c’est d’être connaissables formellement comme trace de Dieu, il s’ensuit que c’est cette propriété qui constitue le principe intérieur de la hiérarchisation des êtres, et c’est d’après elle qu’ils sont classés dans un des trois groupes mentionnés, suivant le degré de leur aptitude à manifester Dieu à l’homme. Mais la cause active qui fait que l’intellect humain connaissant les choses en tant que manifestation de Dieu, ne s’arrête pas au groupe infé-
[137]rieur, mais passe au supérieur, la cause de cela c’est l’amour qui de ce fait constitue le principe extérieur de l’ordre des choses. Une telle situation ontologique, où une même propriété de l’être apparaît dans deux êtres selon un degré inégal de perfection s’appelle participation. Dans la conception qui fait des choses les traces intelligibles de Dieu, il faut voir dans cette intelligibilité l’élément participé, et reconnaître que dans le cas de Richard il s’agit en réalité d’une participation sui generis: participation par l’intelligibilité comme principe intérieur d’ordre pour les choses, et participation par l’amour comme principe extérieur d’ordre. Car c’est précisément l’amour qui permet à l’intellect de comparer l’intelligibilité des êtres entre eux et s’orienter que, dans le cheminemet de la connaissance vers Dieu, les choses spirituelles lui sont plus proches et les choses materielles plus éloignées, bien que ce soit par ces dernières que la connaissance doive commencer.
On aurait pu appeler autrement la participation par l’intelligibilité, par exemple de manière à souligner le fait que les choses sont des vestiges de Dieu spectaculum. Mais alors on perdrait cet accent qui est important chez Richard et qui est lié à la genèse de sa métaphysique. En effet la métaphysique de Richard est en dépendance stricte de la mystique. Chez Richard la conception mystique du rapport de l’homme à Dieu est première. Il en cherche ensuite la justification métaphysique. C’est la mystique qui détermine le domaine, les limites et le choix des problèmes de cette métaphysique. Richard n’établit que les thèses qui lui sont nécessaires pour servir de base à la mystique et pour l’expliquer d’une manière convaincante. Cette façon d’envisager la métaphysique comme par le biais et en fonction de la mystique n’empêche pas cependant Richard d’établir un nombre suffisant de thèses métaphysiques pour former toute une conception de la réalité. Et il faut ajouter ici qu’on ne peut reprocher à Richard l’idéalisme ontologique et critique, comme le fait I. Dąmbska, à moins qu’on ne l’entende dans cette acception spéciale: que la mystique constitue chez lui le point de départ de l’élaboration du réel en conception métaphysique. Pour Richard ce n’est pas la réalité matérielle qui demande à être connue, mais c’est la mystique qui exige une théorie métaphysique qui l’expli[138]que. Quant à la réalité, elle n’est pas dépendante dans son existence par rapport au sujet pensant. Il y a donc une réelle dépendance de la métaphysique par rapport à la mystique chez Richard, et c’est uniquement cette subordination sui generis qui à côté de la terminologie pourrait à la rigueur justifier l’accusation d’idéalisme, bien qu’en réalité ce ne soit pas de l’idéalisme, mais seulement une manière spéciale d’arriver à la métaphysique. C’est précisément en raison de cette origine de la métaphysique richardienne, si fortement liée à la mystique, que le terme d’ «intelligibilité» fut appliqué à la participation. Il s’agissait également de montrer que I’objectivation de la réalité est étroitement liée au fait que la chose existante en dehors de nous a été connue. Car c’est alors seulement qu’elle réalise le but de son existence en permettant à l’homme de monter les degrés de la connaissance de Dieu jusqu’aux contacts mystiques.
On trouve donc dans le Beniamin Maior une série de propositions qui affirment l’existence des êtres matériels et spirituels comme autant d’objets de connaissance pour l’esprit réceptif, ou l’intellect connaît avec l’aide de l’amour. Il y a également des propositions qui déterminent les relations entre les choses elles-mêmes. En rapprochant entre elles de diverses propositions de Richard, on arrive à toute une vue de la réalité, où les choses ne sont que pour indiquer Dieu au moyen de leur être même. Et elles ne peuvent remplir ce rôle que lorsqu’elles sont connues. Cette propriété des choses qui consiste à manifester Dieu en se faisant connaître hiérarchise les êtres et les ordonne en vertu de la double participation: par l’intelligibilité et par l’amour.
A côté de la conception métaphysique de la réalité. Richard formule évidemment beaucoup de jugements du domaine de l’ascétique, expose une théorie de la contemplation qui est un mélange de mystique et de métaphysique. Cette théorie de la contemplation se distingue cependant et de la métaphysique et de la mystique par ce qu’elle se désintéresse de tout le contexte de la réalit tant naturelle que surnaturelle pour ne s’occuper que de l’itinéraire de l’esprit humain s’élevant à partir des choses corporelle, jusqu’à Dieu.
[139]Conditionnement historique.
C’est un fait généralement reconnu qu'au XII siècle la philosophie a encore un caractère compilateur et assimilateur. Dans cette situation on peut cependant déjà discerner des ébauches de nouvelles conceptions, voir germer de nouveaux problèmes et même des essais de synthèse. A cette époque la contemplation est une portion de la philosophie, portion qui réunit en elle la mystique et l’ensemble de problèmes que nous appellerions aujourd’hui du nom de métaphysique. Encore un point important, c’est que le néoplatonisme qui régne en maître incontesté au XII siècle est moins un système scolaire, exposé et discuté avec une précision scientifique, qu’une attitude d’esprit, une vue de l’univers. Une telle situation crée des conditions favorables aux déviations. Le XII siècle présente plus d’une déviation de ce genre ou — si l’on veut — plus d’une variation du néoplatonisme.
Selon B. Jasinowski, le néoplatonisme pur est caractérise toujours par la hiérarchie des perfections des êtres et par la conception de la substance en état de devenir (substance dynamique). Ces deux éléments doivent se trouver dans tout système qui est néoplatonicien. Les modifications apportées à ces éléments causent le changement de système ou bien une variation du néoplatonisme.
Richard admet la hiérarchie des êtres, propre au néoplatonisme et en général au schéma de la métaphysique alexandrine: trois groupes d’êtres sensibilia, intelligibilia, intellectibilia – matière, âme, Dieu. Mais il n’admet pas le principe de la substance dynamique. Pour lui aussi c’est le principe de la participation qui réunit les êtres en un tout dans le système métaphysique, mais cette participation chez lui n’est ni dynamique ni emanatiste, ni participation platonicienne aux idées, mais c’est une participation par cet élément manifestatif de Dieu connaissable dans la chose, ainsi que par l’amour qui prend activement part à la connaissance.
Ainsi donc le système métaphysique chez Richard est un système nouveau. C’est une sorte de néoplatonisme où l’accent réaliste est essentiel: on accentue en effet très fortement la nécessité [140]pour la connaissance de partir des choses matérielles ainsi que la substantialité des choses qui existent comme pluralité.
Cela ne signifie pas cependant qu’on ne puisse établir l’origine des conceptions de Richard, ni qu’on ne puisse déterminer les nombreux systèmes que Richard avait connus et pris en considération dans ses solutions.
En premier lieu donc c’est le néoplatonisme qui force la ligne essentielle des influences. Il va de Plotin à Richard par Scot Erigène, Maxime le Confesseur, le Pseudo-Denys. Ce dernier transmit la pensée de Plotin. Maxime le Confesseur avait commente l’Aréopagite et Scot Erigène fut le traducteur de l’un et de l’autre. Le néoplatonisme pouvait en principe fournir à Richard l’idée de participation. Cette participation était si évidente dans le néoplatonisme, que Richard n’éprouve pas le necessitate de la dé clarer explicitement dans son ouvrage sur la contemplation.
Le néoplatonisme arrivait jusqu’à Richard par des voies multiples, qui cependant se réunissent en deux courants principaux d’interprétation de Platon transmis au Moyen-Age. Le premier est celui que nous venons de mentionner et qui va par Plotin, le Pseudo-Denys. Maxime le Confesseur et Scot Erigène. Le second vient a travers les Pères d’Orient (l’origénisme est contemporain au système de Plotin). Augustin et Hugues de S. Victor.
A côté de ce double courant qui alimente les conceptions surtout métaphysiques de Richard, on peut trouver aussi une ligne d’influences sur ses idées mystiques: Cassien. Ambroise, Anselme, Honorius d’Autun, Bernard de Clairvaux, et sans aucun doute aussi le Pseudo-Denys et Clément d’Alexandrie.
Toutefois les conceptions de Richard diffèrent de celles de chacun de ces auteurs. Par rapport à Plotin cette différence est ne fût-ce qu’en ceci, que Richard, suivant ici la suggestion du Pseudo-Denys, ne voit pas de possibilités de vaincre la distance qui sépare l’homme de Dieu que par la voie de l’intellect et de l’amour, jamais par voie ontologique. Richard intégra cette bonne suggestion du Pseudo-Denys dans son propre système à côté de tout le problème des étapes dans l’approche de Dieu par voie de connaissance, position fortement soulignée jadis par Augustin. Augustin fournissait également à Richard des thèses que lui-même avait em[141]pruntées au néoplatonisme et qu’il avait modifiées: que tout ce qui existe tend vers Dieu (PL 32 c871), et que la chose la plus importante était de connaître uniquement Dieu et soi-mêmt (PL 32 c853 872). Richard cependant, contrairement à Augustin, soulignera que cette connaissance de Dieu et de soi doit nécessairement commencer par la connaissance des choses matérielles, et qu’il n’est point d’autre voie. Richard affirme également que l’homme est capable de connaître par lui même toutes les vérités, jusqu’au moment de l’arrivée mystique de Dieu, bien qu’Augustin ait enseigné que Dieu prend part à l’acte de connaissance de l’homme dans le domaine de certaines vérités. Les ressources naturelles de l’esprit humain sont suffisantes, d’après Richard, pour préciser toutes les vérités accessibles à l’intellect à l’état naturel. Et il ne peut y avoir de situation où la volonté-amour aurait la prépondérance dans l’homme. Ce sont les Pères orientaux qui ona appris à Richard que la voie de l’intellect s’unit à la voie de la volonté, la théorie avec la pratique. C’est Origène avant tout qui l’enseignait. Bernard de Clairvaux donna la supériorité à l’amour. Augustin et Hugues tâchaient de suivre la conception d’Origène. Mais c’est Richard qui semble enfin tenir en ceci la direction la plus juste. Car il a non seulement entrepris l’examen d’une domaine que Hugues n’avait fait qu’esquisser, et cela encore plutôt du côté des transformations subies par l’âme qui contemple, il a non seulement souligné contre Platon que la connaissance ne s’effectue pas par voie de réminiscence, mais plutôt par contact réceptif de l’homme avec les choses corporelles, mais il a également le mérite d’avoir écarté le panthéisme et le sentimentalisme, possibles en cette matière, en soulignant d’une part la personnalité de Dieu et son action créatrice, et d’autre part en enseignent la nécessité d’une élaboration rationnelle des données de la foi. Par sa théorie de la contemplation, fortement enracinée dans une métaphysique des êtres réels, et non pas considérés uniquement comme une expérience, il s’est libéré des conceptions de son temps. En s’affranchissant du néoplatonisme, il a terminé en matière de mystique la période de Pseudo-Denys, car il a fourni des aperçus qui ont situé le problème de la contemplation de telle manière, que la relation de l’homme avec Dieu n’a pas pu[142]trouver avant Thomas d’Aquin d’explication et de norme qui soit plus réaliste.
Problèmes spéciaux.
A côté de sa conception générale de la réalité, que l’on peut appeler en métaphysique générale qui s’étend à tous les êtres, Richard a encore étudié beaucoup de problèmes spéciaux qui précisent cette conception générale. Par ces problèmes spéciaux une place à part revient à l’analyse de la structure interne des êtres, distribués en quatre catégories: les êtres matériels, l’homme, les anges, Dieu.
Dans l’être matériel il faut distinguer d’après Richard la matière, la forme et la nature. Ces trois éléments sont connus par les sens. Toutefois pour une connaissance exhaustive de la nature le concours de l’intelligence est requis. En exprimant ces éléments en termes de la philosophie aristotélicienne et thomiste, on peut dire que la matière dans le système de Richard correspond presque à ce même élément chez Thomas.
Il faut cependant remarquer que pour Richard comme pour Hugues, la matière „première” est plutôt connue comme existante antérieurement au composé. La forme remplit dans le système de Richard le rôle de l’étendue de la philosophie aristotélicienne et thomiste. Tandis que la «nature» est l’équivalant de la forme substantielle.
L’homme a sa place moyenne entre les animaux et les esprits. Il est à la fois animalis et spiritualis. Sa propre animalité est pour lui l’objet d’une perception immédiate. Sa spiritualité ne se découvre à lui qu’en relation avec un objet spirituel de connaissance et d’appétition. Ces deux éléments sont irréductibles. L’élément principal c’est l’âme, qui régit le corps par l’esprit. L’esprit qui est intellect et volonté, remplit la substance de l’âme. Le corps d’après Richard est quelque chose d’important, il n’a pas une prison, mais il est appelé quasi tabernaculum, indispensable habitation de l’âme. Comme tel il est enveloppé dans l’état de sanctification et prend une part active à la contemplation.
[143] L’âme dans laquelle l’intellect et la volonté ont une si grande importance, constitue également un spectaculum. Elle est un vestige de Dieu. Elle vit éternellement, pénètre le corps, elle est un être individuel et simple. Son activité propre c’est la connaissance et l’amour, qui se rattachent à l’intellect et à la volonté. Mais à côté de ces puissances propres à l’âme il y a encore des puissances de l’homme qui se compénètrent avec les puissances de l’âme. Ce sont: imaginatio, ratio, intelligentia.
A côté de ces problèmes strictement métaphysiques, auxquels il joindra la doctrine sur les anges et sur Dieu. Richard étudie le problème de l’art, traite de la conduite humaine, de la formation de la volonté, de la mystique. Cette dernière est pour lui l’ultime étape qui précède la vision béatifique, c’est l’étape du rapprochement de Dieu par la connaissance et la volition. A cette étape Dieu, trouvé par la connaissance de l’homme à travers ses vestiges dans les créatures, n’est pas seulement l’objet premier de l’esprit et de la volonté, mais il est aussi l’initiateur de notre expérience intime. Dieu communique des connaissancs sur lui-même, il donne l’amour et la joie. L’homme ne fait que recevoir. Evidemment, cet état de «transformation de l’esprit», qui est un état passif, résultant d’après Richard, d’une activité intense et de longue durée de l’homme, n’est pas atteint par tous. Chacun a seulement la possibilité d’atteindre l’état passif, où l’action propre de l’homme cède à l’action de Dieu dans l’homme. Quant à l’essence de cette action, on n’en sait pas grand’ chose car l’esprit est incapable de formuler ces expériencs de les transmettre à un autre homme. Elles restent propriété incommunicable de la personne qui en est gratifiée, inconnues et enveloppées de mystère. La mystique constitue donc, selon Richard, le domaine propre des relations toutes spéciales de Dieu avec l’homme, relation qui consistent en amitié surnaturelle de Dieu et de l’âme où – et c’est caractéristique pour natre auteur – la connaissance a le pas sur l’amour. Cette connaissance atteint sa plénitude naturelle quant à son objet, mais quant à son mode elle s’ef – fectue sans participation agissante des facultés cognitives de l’homme: elles demeurent purement réceptives. On voit que la mystique est étroitement liée à la contemplation et à la vie reli[144]gieuse de l’homme, basée sur une conception théiste et sur la révélation chrétienne. Aucune autre position en cette matière ne peut être appelée du nom de mystique au sens strict.
Pour terminer précisons encore le problème de la mystique chez Richard:
Le mystique est une connaissence dans laquelle l’initiative et la part active appartiennent à Dieu.
L’objet formel „quo” de la mystique c’est l’attitude passive de l’esprit.
L’objet formel „quod” de la mystique c’est la somme des connaissances sur Dieu, transmises directement par lui à l’esprit à l’état de pure réceptivité, ou. pour être plus précis encore: à l’intellect possible sans passer par l’intellect agent.
Il faut ajouter pour comparer et faire ressortir la différence entre la mystique et la contemplation, que la contemplation est une connaissance qui admire (l’intellect librement et avec admiration pénètre les choses, lesquelles lui indiquent et lui manifestent Dieu par ce qu’elles sont). L’objet formel quo de la contemplation c’est la tendance vers Dieu, qui est à la fois volitive et intellectuelle. L’objet formel quod de la contemplation c’est le jugement si les choses atteintes sont déjà ou ne sont pas encore ce bien ultime, auquel l’amour doit s’arrêter.
Conclusion.
La méthode adoptée dans notre dissertation qui consiste à faire connaître Richard en cherchant à résoudre à sa manière les problèmes qui l’on troublé, nous prémunit contre des interprétations arbitraires. Elle nous permet d’extraire sa philosophie de l’être qui se trouve mêlée à ses considérations sur la contemplation des êtres comme moyen d’arriver à la contemplation proprement dite de Dieu et à la mystique. Elle permet également d’établir l’existence d’une double définition de la contemplation chez Richard (la seconde définition est la définition de la mystique), ce qui contribue à ordonner et à élucider les matériaux contenus dans le Beniamin Maior et à résondre les questions controversées qui s’y rapportent.Enfin, au moyen de l’analyse de la théo[145]rie de la contemplation, elle permet de constater l’existence chez Richard de toute une conception de la réalité connaissable. Cette conception est une vraie théorie métaphysique, laquelle, en admettant le principe d’une double participation comme un de ses principes essentiels, fait ipso facto éclater le néoplatonisme. L’authenticité de cette conception est défendue par: 1) la rectitude au point de vue méthodique de l’analyse appliquée à la definition ainsi qu’à la théorie de la contemplation. 2) les textes de Richard lus de manière à faire apparaître des lacunes dans la structure logique de la théorie de la contemplation. 3) le comblement de ces lacunes par la théorie métaphysique qui a pu être reconstruite à partir des textes et qui nous fait connaître son système de contemplation. La justesse de cette reconstruction ressort des conditionnements historiques des idées de Richard, ainsi que de leurs conditionnements objectifs: 1) le point de départ empirique dans la connaissance des êtres, 2) la manière spéciale de comprendre la philosophie, la contemplation et la mystique propre au haut Moyen Age. 3) enfin le symbolisme du XII siècle. Dans ce symbolisme il ne s’agit pas tant d’affirmer que les choses parlent de Dieu par leur être même (car ceci est une thèse qui appartient plutôt au domaine de la contemplation, considérée comme discipline philosophique: symbolisme ontologique). Mais il s’agit d’affirmer que notre connaissance des choses est limitée par le symbole. Nous ne pouvons rien connaître de plus au sujet d’une chose que ce que nous en dira son symbole, par exemple nous ne pouvons rien savoir de plus sur les problèmes de la contemplation que ce qui nous est dit à se sujet par le symbole de la contemplation: l’arche de Moïse (symbolisme méthodique). Cette arche est donc comme un ensemble de problèmes que Dieu veut communiquer à l’homme au sujet de la contemplation. Le symbolisme est donc ici plutôt une question de méthode qu’une question d’ontologie.
Si donc on a réussi à justifier la susdite conception de la réalité, on a réalisé un apport positif à la solution des problèmes encore controversés sur Richard. On a trouvé que Richard a donné un nouveau système métaphysique, qui est une modification du néoplatonisme, qu’il a adopté une position empiriste en s’af[146]franchissant par la du platonisme et du néoplatonisme, qu’au sein d’une époque ou régnaient la compilation et l’assimilation, ila donné une synthèse du problème de la contemplation, qui tient compte aussi bien de la nature de l’homme (mettant sur le même plan l’intellect et la volonté non pas comme Bernard et Thomas), que de la surnatur. L’apport donc de Richard à la philosophie médiévale c’est l’élaboration d’une doctrine achevée sur la contemplation, doublée d’une justification métaphysique inconnue avant lui. (Thomas sera le seul à s’appuyer sur une théorie philosophique de l’homme pour expliquer la contemplation. Les autres auteurs donnent le pas à des explications théologiques).
La thèse de la dissertation non seulement apporte une solution aux problèmes jusque là discutés, mais du point de vue de l’histoire de la philosophie elle contribue à préciser la situation du néoplatonisme au XII siècle en matière de contemplation. Elle montre chez Richard l’étroite dépendance de la théorie de la contemplation par rapport a la métaphysique et vice-versa. Elle élargit la science sur les systèmes métaphysiques du Moyen Age en présentant un système qui donne occasion à des comparaisons enrichissantes. Et l’étude de la pensée de Richard a par ellemême cette valeur pour la science, qu’elle met en valeur des problèmes intéressants et importants d’une métaphysique qui cherche à s’affranchir du néoplatonisme grâce aux suggestions de la mystique, c’est-à-dire grâce au problème du rapport de l’homme avec Dieu, problème qui est dominant dans la culture du XII siècle. La dissertation assume le labeur d’ordonner et de préciseles frontières entre deux domaines de la philosophie médiévale spécialement au XII siècle: la métaphysique et la mystique.